Extrait
du complexe
de l'albatros Dr Alain Gauvrit, GARSEP (PDF)
Pour
KIERKEGAARD, « l'apprentissage véritable de l'angoisse
est le suprême savoir ». Des enfants doués, riches
de potentialités intellectuelles et créatives, ne réussissent
pas. Il s'agit là, en apparence, d'un paradoxe qui interroge,
même s'il ne concerne qu'une relativement faible population
d'enfants. Ils ne réussissent pas et ils souffrent. Il est
dit dans L’Ecclesiaste que « qui accroît sa science,
accroît sa douleur ». Et vice versa pourrait-on ajouter.
« L'indolent » (qui ne souffre pas par définition)
devient « maladroit et honteux ». Cette souffrance est
parfois telle qu'il devient vital pour eux de renoncer à l'exercice
de leur intelligence. C'est l'inhibition intellectuelle.
Il ne
s'agit pas là d'une perte définitive du potentiel, d'une
« lampe qui s'éteint », comme on peut le voir par
exemple dans les états démentiels, mais d'une simple
« baisse de tension » avec déficit momentané
et récupérable de l'efficience.
En 1984,
nous avons soutenu une thèse de Médecine sur les enfants
intellectuellement précoces. Notre travail avait pour cadre
un internat Médico-pédagogique d'Aquitaine où,
sur 600 enfants admis entre 1958 et 1976, 145 avaient un quotient
intellectuel supérieur ou égal à 130. Près
de 65 % d'entre eux présentaient une inhibition intellectuelle
responsable de difficultés scolaires avec retards parfois conséquents.
L'ostracisme
social
Non seulement « personne ne songe à plaindre les gens intelligents
» (Martin PAGE), mais encore le milieu (familial, scolaire,
social en général) exerce une sournoise prégnance
sur l'enfant intellectuellement précoce. Dans notre expérience,
moins de 1% des parents reconnaissaient l'intelligence supérieure
de leur enfant. Les enseignants, non formés ou non informés
sur ces questions, ne les identifient généralement pas.
Le système pédagogique lui-même, égalitaire
et standardisé, est injuste au sens de la véritable
équité. Ainsi que le dit SEVE : « une véritable
égalité des chances de développement intellectuel
entre des enfants inégaux exige un enseignement lui-même
inégal selon les individus, adapté à chaque cas
pour être efficacement compensateur ». Alors peut-être
faudrait-il donner aux enseignants les moyens, non pas d'apporter
au maximum de leurs élèves un niveau minimum nécessaire
et suffisant, mais de tous les aider, surdoués ou non, à
utiliser au mieux leurs potentialités. Dans un milieu scolaire
inapte à satisfaire sa faim d'apprentissages et sa soif de
connaissances, l'enfant va devenir distrait, rêveur (internalisation
des conflits) ou au contraire turbulent (externalisation, agir faute
de dire) pour se défendre contre l'ennui d'un environnement
peu stimulant pour lui.
A cela
se superpose ce que Jean-Charles TERRASSIER nomme « l'effet
Pygmalion négatif » : le maître, ignorant la précocité
intellectuelle de l'élève, attend de lui une efficience
scolaire moyenne, bien inférieure à ses possibilités.
Le préjugé du maître constitue là un frein
majeur à l'expression du potentiel de l'enfant. Cet effet Pygmalion
négatif peut également être d'origine familiale
ou sociale et présente en outre une dimension interne : «
dans la mesure où l'enfant élabore une représentation
de Soi en partie en se fondant sur l'image de lui-même que lui
renvoie un environnement inapte à identifier ses possibilités,
il lui sera très difficile de se découvrir et de s'assumer
précoce ».
La Société
en général exerce un véritable ostracisme vis-à-vis
des enfants surdoués. Cette exclusion du meilleur était,
historiquement, une procédure en usage à Athènes
permettant aux membres de l'ecclesia de bannir un homme dont on redoutait
la puissance ou l'ambition. Cet ostracisme social est sans doute sous-tendu
par ce que Robert PAGES appelle la « noophtonie », à
savoir une rivalité envieuse et jalouse par rapport à l'intelligence d'autrui.
En renonçant
à ses aptitudes intellectuelles, l'enfant essaie d'abord de
se protéger contre l'incompréhension et la marginalisation.
Il soigne en quelque sorte sa « dyssynchronie sociale »,
mais tente peut-être aussi de « resynchroniser »
artificiellement intelligence et affectivité. Il se recrée
un nouvel équilibre moteur, affectif et intellectuel par une
série de contre-investissements (refoulement, répression)
ne laissant aucune énergie disponible pour le fonctionnement
intellectuel. « Il ne s'agit pas de renoncer à la raison
gratuitement : le but est de participer à la vie en société...
Après une étude minutieuse de mon cas, j'en ai déduit
que mon inadaptation sociale vient de mon intelligence sulfurique
» écrit encore Martin PAGE.
L'anorexie
intellectuelle
Voyons à présent comment l'enfant réagit à cette
absence de stimulations positives de son environnement qui crée
les conditions d'un véritable phénomène de désafférentation
sociale. De la défense intellectuallisée, il lui faut
passer à l'intelligence défendue, interdite.
«
Tu veux dire que tu as été stupide d'essayer d'être
si intelligent et que devenir un peu stupide, c'est ça qui
serait intelligent... » dit un personnage de Martin PAGE. Les
enfants de quotient très élevé érigent
en puissant système de défense l'intelligence et le
savoir théorique. C'est l'intellectualisation, froide et rassurante,
décrite par Anna FRELM. Elle leur évite, comme le précise
Aaron CORIAT, de sombrer dans l'angoisse incontrôlée
et la décompensation. Lorsque ces défenses deviennent
insuffisantes, l'enfant peut en arriver à renoncer à
ses aptitudes intellectuelles. D'autant que donner le même menu
à tous les enfants conduit certains à l'indigestion
alors que d'autres restent sur leur faim. Une trop grande inadéquation
entre les apprentissages proposés d'une part, et l'appétit
intellectuel et le rythme d'acquisition de l'enfant d'autre part,
poussera ce dernier à inhiber ses potentialités
pour s'adapter. Il devient « l'infirme qui volait »
dépeint par BAUDELAIRE. Alors, intellectualiser ou s'inhiber
? Se défendre ou s'interdire ? Nous y reviendrons, mais la
question n'est-elle pas au fond de savoir dans l'intelligence-refuge
ce que cachent les mots, et dans le refus de l'intelligence ce que
cache le silence ?
Il serait
trop simple de penser que « le pauvre enfant riche » d'Alice
NULER puisse, en s'inhibant, vérifier le dicton : « heureux
les simples d'esprit ». D'autant que l'édification de
sa « prison intérieure » pourra déborder
l'intelligence pour venir perturber la maturation émotionnelle.
Et elle pose la question : « l'adaptation s'accompagne-t-elle
toujours de dépression ? »
Le sentiment
de perte induit par ce renoncement ne s'applique pas aux facultés
intellectuelles elles-mêmes considérées sous leur
aspect fonctionnel, mais à l'intérêt que le sujet
leur porte. Cette nostalgie témoigne bien d'un surinvestissement
plutôt que d'un désinvestissement et certains auteurs
en font une forme particulière « d'hypocondrie des intellectuels
». L'enfant situe son symptôme dans le domaine qui est
le plus investi, et l'inhibition intellectuelle ne s'ajoute pas à
la dépression, elle est la dépression.
En muselant
l'expression de son intelligence, ce qui revient à un abandon
du vrai Soi, l'enfant développe ce que l'on pourrait appeler
une « anorexie intellectuelle », véritable équivalent
dépressif, voire suicidaire, puisqu'il s'agit là d'un
retournement agressif contre soi-même, d'une automutilation.
Ce processus endogène actif, généré par
les instances psychiques du sujet et qui reflète un besoin
d'internalisation des conflits, conduit à une « paralysie
intellectuelle » prenant le même aspect fonctionnel que
les paralysies hystériques. Pour certains, il s'agit d'une
véritable « attaque » intérieure contre
l'intellect, source des malheurs du sujet. L'enfant passe ainsi d'une
inadaptation créatrice à une adaptation régressive
et morbide, d'une intelligence sidérante à une efficience
sidérée pouvant prendre l'aspect d'une pseudo-débilité
dans laquelle l'indicible pourrait prendre les traits de l'impensable.
Il renonce, baisse les bras, replie piteusement ses ailes, mais son
intelligence perdure, engourdie, tel un talent latent chez un talentueux
transi. Robert PAGES parle de chômage cérébral
et intellectuel. Cette « fossilisation » intellectuelle
survient donc à chaque fois qu'une expérience douloureuse
et pénible n'a pu être mise en mots, et surtout à
chaque fois que ce vécu mortifère n'a pu trouver d'écho
chez une autre personne. Le sujet évite de puiser dans ses
potentialités qui demeurent. Ce n'est pas le puits qui est
trop profond, c'est la corde qui est devenue trop courte. Une intelligence
superficielle ne prémunit-elle pas contre les découvertes
en profondeur ?
Dans
un milieu éducatif adapté, empathique, et avec l'appoint
éventuel d'une psychothérapie, l'enfant pourra réinvestir
l'intellect et réutiliser ses facultés. Nous constatons
alors, comme nous l'avons vu, une remontée parfois spectaculaire
de la mesure du quotient intellectuel. Ce dernier n'indique donc que
l'efficience du sujet au moment du test, son niveau véritable
pouvant être bien au-delà de ce chiffre mais jamais en
deçà. Le Q.I. réel d'un sujet est relativement
stable, dans les limites de la détérioration physiologique
qui nous concerne tous à partir de 25 ans environ. Ce qui peut
par contre varier, c'est l'expression du potentiel qu'est le Q.I.,
à savoir l'efficience. Celle-ci sera maximale lorsqu'elle avoisinera
le potentiel réel de l'enfant, mais elle pourra être
abaissée en raison de divers facteurs dont l'existence, au
moment du testing, d'une inhibition intellectuelle. Pour toutes ces
raisons, l'évaluation du Q.I. devra servir l'enfant, en aucun
cas le desservir, et surtout pas constituer l'unique indice d'un pronostic
scolaire.
A ce
point de la réflexion, il semble important de rappeler le «
syndrome de dyssynchronie », déjà évoqué,
décrit par Jean-Charles TERRASSIER et, en particulier, la dyssynchronie
interne propre à l'enfant surdoué. L'anisauxie observée
entre une intelligence très avancée et une relative
immaturité affective ne permet pas à l'enfant d'assimiler
de façon économique les nombreuses informations, souvent
anxiogènes, auxquelles sa maturité intellectuelle lui
donne accès. L'enfant lui-même ressent ce décalage
inhérent, cette dysharmonie intrinsèque et il en résulte
pour lui un sentiment « d'étrangèreté ».
Il est « curieux », dans les deux sens du terme
Nous
savons par notre pratique que l'intolérance de notre société
et la rigidité de notre système éducatif peuvent
entraîner, selon l'âge, le sexe et la personnalité
de l'enfant des troubles pouvant aller de la simple anxiété
jusqu'aux affections psychosomatiques, de difficultés névrotiques
mineures jusqu'aux bouffées délirantes, des conduites
addictives jusqu'à la psychopathie, de la dépression
réactionnelle jusqu'au suicide. Martin PAGE écrit que
« l'intelligence est un double mal : elle fait souffrir et personne
ne songe à la considérer comme une maladie ».
Ainsi que le disait FREUD, « de tous temps, ceux qui avaient
quelque chose à dire et ne pouvaient le dire sans danger, se
coiffèrent du bonnet du fou ». Toutefois, s'il ne faut
pas considérer que le potentiel des enfants surintelligents
se développe sans faille, il ne faut pas non plus penser qu'il
s'agirait d'une forme psychopathologique de la personnalité
de l'enfant. N'est pas forcément pathologique ce qui n'est
pas dans la normalité statistique. Et, concernant l'inhibition
intellectuelle, nous rejoignons Bernard GIBELLO pour la classer dans
les « troubles intellectuels sans anomalie des contenants de
pensée ».
Bien
sûr, le système scolaire n'est pas toujours en cause,
ou seul en cause dans la constitution de syndromes tels que l'inhibition
intellectuelle chez les enfants surdoués. Interviennent également,
ainsi que je l'évoquais précédemment, la structuration
de la personnalité du sujet, les difficultés éventuelles
de sa petite enfance, la qualité du lien précoce à
la mère, l'environnement familial au sens large et sa dynamique,
etc.